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Photo du rédacteurGérald Vausort

Sous le Pont - GF Spencer - 3/2020


Sous le pont coule le fleuve tranquille...

De ces simples mots, nul n’aurait de raison de disconvenir, et pourtant…

Sur un banc près de la Loire, je dors, épuisé par cette nuit glaciale, où mon seul salut fut de marcher les mains enfouies au plus profond des poches trouées de mon pantalon de laine. Je m’appelle Martin et je n’ai plus de maison, ni de femme, ni d’enfants, ni de chats ou d'oiseau, tous écrasés par la bombe qui nous frappa le 14 juin 1944.

Rien ne put l’empêcher. Dix secondes d’un brouhaha indescriptible, puis plus rien, si ce n’étaient les pleurs d’un enfant et le lugubre chant du glas, auquel le diacre avait désiré se pendre pour oublier la perte de son ami. "Après tant de mois sans gros pépin avec les Fritz ! Il a fallu qu’on s'prenne une tranche de rosbif su' l’palto !" répétait Tintin à chaque rencontre, tandis qu’il poussait son vélo en direction des étangs, la canne à la main et le panier sur le dos. 

Les Anglais… qui l’eut cru ? C’était nécessaire ! a martelé monsieur le Maire dans son discours aux obsèques. Je n’en ai pas douté une seule seconde. Pourtant, depuis lors, pour moi, plus rien n’est nécessaire, et surtout pas la Bible. D’ailleurs le diacre l’a compris, il ne m’adresse plus la parole. 

Et les autres… les amis, comme ils disent. Pas morts… non, pas morts, juste évaporés. De véritable amie, il ne me reste qu’elle, couchée à mes pieds, le poil ébouriffé vibrant au gré du vent, les yeux pétillant d’envie d’aller pister les lapins. Elle est pourtant sans laisse, libre comme la brise, elle aurait pu, mais non. C’est Chuda, "miracle" en russe. Cueillie sur le chemin un jour de musique, elle me suit depuis lors, au flair, pas à la vue, qui lui fait défaut. Sa fourrure noir et blanc que je laisse pousser depuis des lustres la fait ressembler à un agneau de trois mois, avec la même dégaine chancelante, et la même joie de vivre.

"Le banc des martyrs", c’est comme ça qu’on l’a baptisé, avec Tintin, car il faut bien nommer les choses, quand on n’a plus rien. Ça nous laisse l’impression d’avoir encore des droits sur quelques objets, ou au moins des sujets de conversations. On s’invente des mondes, "le saule pleurnicheur", "le chêne tordu qu’a perdu ses glands" et même "le pont de la misère". À nous deux, on a redessiné les cartes de la région, et tout ça, ici, le cul sur ce banc. Parfois on se dit qu’il faudrait en faire don aux ursulines quand on en aura plus besoin, et qu’il aura accumulé tant de savoir que même les profs pourront s’en servir. Mais les ursulines n’en voudront pas. Je la connais bien, la sœur Marie-Noëlle, qui change de trottoir quand elle me voit me pointer, tout ça pour un livre que je ne peux plus lire.

Le pont… je pourrais vous en raconter des histoires. Oh, pas de l’Histoire avec un grand H, plutôt des historiettes parfois douces, parfois dramatiques, mais toujours belles à entendre, surtout pour ceux qui savent, qui sont passés par là, un jour de leurs seize ou dix-sept ans.  En voici d'ailleurs une qui vaut son pesant de cacahuètes.

Sous la deuxième arche, "l’arche du bonheur", comme disait Tintin, peu de Balgentiens savent qu’un jour de mai 43 eut lieu la plus incroyable des rencontres. Je m’en souviens comme si c’était hier…

Manon, elle s’appelait. Et lui, c’était Jean, enfin, ça l’est toujours : il travaille à la tannerie depuis dix ans, déjà. Il s’étaient donné rendez-vous sous le pont. Et le choix était judicieux car "il pleuvait assez de cordes pour retenir un régiment bien au chaud près de sa soupe". Je ne l’invente pas, c’est Tintin qui le disait. Pfff… il avait toujours de ces expressions…

Le hasard avait voulu que je me trouve là, planqué contre la pile, à attendre la fin du grain. Ils se sont embrassés. J’ai voulu leur signaler ma présence, puis, je ne sais pour quelle raison, je me suis résigné. "On n’abat pas une colombe en plein vol", me dis-je, et celle-là n’était pas de Tintin, pour une fois !

Se croyant à l’abri de tout regard, Jean voulut profiter de la jeune fille en lui glissant la main sous le pull. Elle résista, lui saisit le poignet et l’écarta avec vigueur. Jean en fut surpris, moi aussi. Pourquoi se rencontrer sous l’arche du pont de Beaugency dans ce cas ? Tout le monde sait qu’on n’y vient pas que pour conter fleurette !

Elle poussa son compagnon vers la paroi pierreuse, lui fit signe de se retourner et, s’aidant d’un lien suspendu à l’anneau servant d'ordinaire aux chevaux, entreprit de lui attacher les mains. Jean avait compris, la fête n’était pas finie et, pour ma part, même si j’en avais un peu honte, je me préparais au plus joli des spectacles. Tenu au respect de cette façon, Jean ne bougeait plus, il se laissa glisser au sol et attendit la suite assis, avec une impatience non dissimulée.

Douce Manon. Je ne peux oublier la scène qui suivit. D’un geste, elle détacha son chignon ; sa longue chevelure dorée lui glissa sur la nuque. Elle se secoua la tête, faisant voler quelques mèches sur son visage. Plantant à travers ce voile naturel son regard dans celui de Jean, elle ôta son pull, qu’elle portait sur une robe mi longue dont les fines bretelles laissaient désormais apparaitre deux épaules dénudées. Sa peau blanche avait la beauté de la brume d’un matin de mai, douce et lumineuse et, tandis qu’elle laissait glisser sa parure sur les pavés, je ne pouvais m’imaginer plus joli spectacle que cette fille. Dieu, que j’enviais Jean ! Lentement, la rose blanche se sépara de tous ses pétales, dévoilant à la nuit ses plus secrètes splendeurs. Silhouette magique, quand vas-tu t’arrêter ? me pris-je à penser. Elle s’approcha de lui, et sans le toucher même l’effleurer, se mit à onduler lentement. Je n’en croyais pas mes yeux. À quelques centimètres de son visage, elle fit volte-face et persista dans sa danse, me toisant du regard, un large sourire aux lèvres. Soudain, l’orage gronda, accompagné d’un puissant éclair. Jean, accaparé par le ballet de sa dulcinée n’eut pas le temps de me voir, mais j’étais sûr que Manon, elle, m’avait repéré. Elle se mit à rire, prolongeant cette primitive chorégraphie, approchant sa vibrante croupe de plus en plus près des lèvres de son ami. Jean n’en pouvait plus, il tirait sur la corde de toutes ses forces pour ne serait-ce que toucher le graal. Où tout cela va-t-il nous mener ? me dis-je.

La foudre tomba soudain, faisant exploser un des platanes centenaires. Deux lourdes branches expulsées vers le ciel terminèrent leur vol à quelques mètres de moi. Je sursautai. Mon oreille gauche sifflait tant le choc fut violent.  Manon, par contre, n’avait pas perdu le sourire, au contraire, ses yeux brillaient désormais dans la nuit, scintillantes réflexions des quelques réverbères qui éclairaient les quais.  La lueur de son regard vira d’un coup vers l’étrange, montrant des reflets bleutés d’outre-nature. Une troisième déflagration coupa net le courant de la ville et là, seuls ses yeux demeurèrent visibles dans la nuit noire.  Jean hurla soudain, toujours accompagné des rires entêtants de Manon. Pas un cri de plaisir, bien au contraire, il hurlait à la mort ! 

Je me souviens de l’éclat de ses prunelles virant du bleu au vert, suivi d’un coup de tonnerre qui par son flash imprima l’horreur de la scène au plus profond de mon âme. Une créature verdâtre mi lézard-mi humaine à la peau écailleuses tirait Jean vers le fleuve. La panique s’empara de moi. D’un bond, je me levai et atteins ma bourriche à laquelle était attachée une pique dont je voulus me saisir. Je me rappelle m’être penché en avant et avoir senti une morsure à la nuque tandis que des pattes griffues me ceinturaient. Je suis lentement tombé dans ses bras, tandis que sa chevelure blonde me caressait le visage.

Lorsque je repris mes esprits, j’étais au lit. Quelqu’un m’avait amené à l’hôpital de campagne, chez les ursulines. Un léger bruissement de tissu me fit tourner la tête. Manon était là, à mon chevet et elle me souriait. — Et Jean ? lui demandai-je. — Il n’a pas supporté. Il est devenu sourd et a perdu la parole. La foudre, sans doute… — Ah oui, bien sûr, la foudre…

Quelques semaines plus tard, le 15 août 1943, j’épousai Manon en secret, dans l’étang des accruaux.  Le 14 juin 1944, elle repartit vers les étoiles et depuis lors, j’attends les Anglais… Ainsi disparut la dernière vouivre de Loire.

Depuis, sous le pont coule le fleuve, sombre et mystérieux…


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